Il fallait que le silence ici se brise sur cette chronique, cette relecture du recueil unissant Tracés de Feu (sous la peau) et Navigator.
Parce que c’est logique, et justice.
// Logique : il est des œuvres qui s’imposent en des étapes cruciales de la vie. Alors que j’émerge, le cœur encore vrillé et en vrac, d’une longue traversée du désert, et que je me replonge dans les entrées de mon carnet de route, entrées qui au fil des récentes années, tandis que je perdais pied à pied (mot à mot) le combat et coulais plus profond, se faisaient de plus en plus rares, la démarche à l’œuvre dans Tracés de Feu (sous la peau) me laisse aussi pensive (en mode ‘food for thought’) qu’admirative : il en faut, du courage, un courage sacré et superbe, pour retourner visiter ses écrits de jeunesse, renouer avec eux, à travers eux, le dialogue de là-bas à maintenant (the bridge from then to now, me murmure la voix du poète Saul Williams via un chant qui résonne aussi particulièrement fort, là).
// Justice : le problème des errances au désert, si inévitables qu’elles soient parfois… c’est qu’elles impliquent des absences au monde. Des failles, des défaillances. Aucun ‘j’ai piscine’ n’excuse à mes yeux, de moi-même à moi-même, certains silences, même si l’on est en train de se noyer au fond de la dite piscine. Ma chronique de Navigator a un an et demi de retard (et une forme sans doute très différente de ce qu’elle aurait pu être lors de la parution du livre, à l’été 2017). Mais elle se devait d’être la première à éclore ici, en ces temps de printemps précoce.
// Justice *et* logique, cet alliage imparable : dans la longue (jamais assez) liste des compas que cite Léa Silhol au terme (jamais fini) de son Navigator, il y a une flamme qu’elle ne peut évidemment mettre, et qui serait pourtant l’une des premières que, moi lectrice, je brandirais dans le brasier de mes affinités électives, des écrivains qui plus que tout me portent et m’inspirent : Léa Silhol elle-même. Cela s’est vérifié encore tout fraîchement, via sa dernière publication (dont on reparlera — mais ne m’attendez pas, jetez-vous sur Gridlock Coda !…), et dont la détonation d’énergie accompagna / contribua à provoquer le sentiment, intoxicant, de se découvrir toujours en vie.
Et ça, l’énergie, l’affirmation de vie, c’est l’un des thèmes qui traversent Tracés de Feu et son frangin Navigator (ah, la beauté des liens logiques !…)
Tracés de Feu (sous la Peau), c’est une auteure aguerrie qui se replonge dans un cycle de poèmes de jeunesse inspirés par une douloureuse et brûlante relation amoureuse, les publie, répond à ce reflet dans le miroir et à ses éclats coupants. Il y a les fulgurances initiales d’une personne explorant l’horizon dangereux de l’Autre, les alchimies élémentales luttant dans leur déclinaison entre la première et la deuxième personne du singulier, et la première personne du pluriel. Il y a des chants d’intransigeance, et des quêtes d’Unité, et un dialogue de dernier acte avec Corneille qui m’a touchée au cœur.
L’ultime partie de Tracés de Feu trace un trait brasillant vers Navigator, de l’artiste qui s’affirme en retraçant ses pas vers d’anciennes paroles conservées en cahier, vers l’humain qui brille comme un phare en célébrant les lueurs partagées par d’autres artistes. Qui, de nous autres lecteurs, n’a pas connu cette sensation fraternelle, tribale, née de la rencontre avec d’autres amoureux des mêmes plumes ? La voici, cette sensation, multipliée par l’infini. Exaltée par la voix de Léa Silhol célébrant les voix de celles et ceux dont elle ne pourrait se passer — et nous non plus. Célébrant, au final, la défaite de la mort, tant que les mots de ces artistes qui nous portent dans les tempêtes resteront en vie dans nos cœurs, et nous pousseront à rester vivants, debout sur le pont.
Chaque fois que je rouvre ce livre, des passages nouveaux me cueillent par surprise, à la façon d’un uppercut ou d’un éclat éblouissant, et la tentation me saisit de stopper le fil de la lecture le temps de griffonner une citation. Mais c’est outrage capital que de couper une voix de poète avant la résonance finale, alors je savoure et laisse filer, comme on accepte de n’avoir pu prendre en photo l’avènement d’une vague sublime, ou la lumière d’un lever de soleil, tant on était absorbé dans la beauté de l’instant. Et j’y reviens ensuite, et revis encore et encore, au vent, la synergie d’un vers venu oxygéner le cœur…
Si l’ouvrage n’était d’une aussi belle facture, avec son papier glacé et les splendides photographies qui dialoguent avec les différentes parties du recueil, il aurait subi le sort de maintes éditions poche / bon marché de mes poètes préférés (poètes dont j’ai retrouvé tant de noms célébrés dans Navigator — ah, Cixous, Sarton… ô Dickinson & Saint-John, et tant d’autres encore) : les pages scarifiées de marques de corne, et des traits au graphite dans la marge pour accompagner les paroles qui m’auraient frappée. Seulement voilà, parmi les forces à l’œuvre dans Navigator, il y a la tension vers le ciel, le feu solaire et les courants de l’océan… et il y a le talent des photographes Sadana Silhol et Mad Youri, qui ont su saisir en instantané l’alliance de ces puissances. Car oui, c’est tellement vrai, cela, “que l’éternité existe dans chaque instant / Pourvu que l’on ait la fureur de le fixer.”
Salve aux furies, à leur lumière unique. A ces flammes qui brûlent par elles-mêmes, pour elles-mêmes, et deviennent, par la grâce collatérale de la création, des flambeaux dans nos nuits, et des rouleaux qui nous portent à travers des pans de nos propres vies.
“C’est la cadence, c’est le pas
Les nœuds que renouent les navires
Par leur rythme épuisé
Sur le flanc rond des mers
Le staccato moteur
& La voile qui gire
& Le délié des langues
Et les pleins noirs de l’encre
Que nous suivons des doigts Quitte à nous y tacher
Yeux fermés — Lèvres closes — Cœur alternatif”Léa Silhol est romancière, nouvelliste et essayiste. Elle a tour à tour été qualifiée par la presse d’“onirique”, “élégiaque”, “shakespearienne”, et posée comme la plus grande styliste francophone des Littératures d’Imaginaire, et l’une des voix les plus poétiques de son temps. Sur la trentaine de volumes de poésie qu’elle a rédigés au fil du temps, les deux œuvres réunies dans cet opus sont les premières à être publiées. Après avoir chanté le prisme de l’élément liquide dans ses Contes de la Tisseuse, c’est sous l’égide de la mer seule, et des figures de ceux qui la bravent, qu’elle place cette ode double à la littérature — abordée par les chemins de traverses de l’inspiration qu’initie l’amour fou (Tracés de Feu), et ceux qui fusionnent lecteurs et auteurs (Navigator).
Traversées poétiques accompagnées des photographies en couleur de Mad Youri et Sadana Silhol
Talk to the cat