Quand, perplexe devant une quatrième de couv’ plus occupée des lecteurs que de l’oeuvre, je demandai à mon dealer préféré des précisions sur ces Saisons qui lui tenaient à coeur, c’est de la force des images qu’il me parla, et de saleté.
Sale, comment ça, sale ? Maintenant je sais – sale comme le pus et la pisse, comme un grouillement de vers, comme la décomposition parallèle des corps et des âmes. Je n’aurais pas cru, avant le voyage en ces pages surprenantes, que le gel pût aussi bien cohabiter avec la gangrène. Face au titre, à la promesse des saisons, à l’image de pluies qui s’éternisent et d’un hiver aux confins de l’extrême, je m’attendais à trouver, taillée dans la rigueur du climat, une poésie – et m’étalai comme une innocente dans la pourriture. J’étais entrée dans la vallée avec la même grandiloquence naïve que Siméon pénétrant dans le village. Toute prête, donc, à accompagner dans son cheminement ce héros pathétique, cette âme errante promenant de par le monde les plaies de son passé et ses espoirs de guérison : trouver un coin de terre habitable, et là, trouver le salut dans l’écriture du roman qui dira son histoire de rescapé. A nous, citoyens du monde et descendants du terrible XXe siècle, nul besoin de livre achevé pour deviner quel type d’horreur il doit conjurer : un camp dans le désert brûlant, les cadavres traînés et entassés, la torture, la mort d’une soeur, les imprécations religieuses d’un homme en uniforme, et la peur viscérale, justement, de tous uniformes, ces allusions suffisent. Mais la vallée, ah la vallée… coupée du monde, les cols fermés et les rivières envolées, la vallée vit repliée sur ses propres misères comme une poche hors du temps – historique et climatique –, un terrain d’expérimentation pour dieux cruels, une zone de pourriture confinée, aux abords cautérisés par un hiver mordant. La pourriture, l’étroitesse de l’horizon et des esprits, l’homme, avec ce regard candide qu’il pose sur tout comme une transfiguration, y voit une pauvreté à enrichir de ses lumières, et dans le pus, la matière d’un processus cathartique.
C’est donc là, aussi loin que possible du désert, que Siméon pose son havresac, déballe papier et crayons, promesses de rédemption. Partager avec tous « le pain de mots et le vin des phrases », dire la souffrance pour que pousse la beauté.
Là ainsi que, loin de tout, le voyageur, l’étranger, l’autre, sous le regard sans indulgence des gens du coin et en pleine promiscuité avec les habitudes grossières de ces locaux qui se déploient comme une grimaçante galerie de portraits, entamera en vérité son chemin de croix, pauvre figure christique portant ses blessures comme autant de stigmates. Car en fait de lumières, ce peuple bizarre n’en attend qu’une, celle qui chassera la pluie et les moisissures de leur quotidien – déformant l’aspirant écrivain en savant, lui faisant troquer la plume pour le pluviomètre, ce monument du village, récipiendaire des attentes de changement. Dans l’immobilisme de la saison hivernale, montent alors les rancunes, progresse la gangrène.
Jusqu’à ce que Siméon, qui voulait enrichir le monde et se retrouve acculé à une pure résistance à l’assimilation, saisisse l’appel d’air créé par le passage inattendu, surnaturel, de voyageurs, et y façonne la matière d’un nouvel espoir. A-t-il enfin trouvé la voie, celle qu’il voulait montrer par l’écriture ?
Déroutant roman que ces Saisons qui nous laissent touché d’images à l’inverse de la grâce, embourbé dans une obscure vallée, d’une obscurité de décomposition et de subconscient, que l’on voudrait aussi loin de nous que possible, en laquelle on pressent cependant le terrain d’une parabole humaine autour de la noirceur des âmes et du salut par l’art, du rapport à l’autre aussi, qu’il soit l’étranger ou l’artiste. Déroutant, disais-je, et si prenant, aussi touchant que dégoûtant. L’écoeurement ressenti en explorant les lieux a fait remonter d’un coup, étrangement, mes souvenirs de lecture de La Terre, de Zola, où les paysans semblaient taillés de la même matière rugueuse et glauque – que j’avais eu du mal, alors, à digérer leurs caractères, la violence et la grossièreté montrées à l’excès, malgré la beauté lyrique des paysages ! Je retrouve ici la même résistance viscérale, mâtinée d’une fascination qui doit sans doute beaucoup au style de Maurice Pons et à la force indéniable, dantesque, du micro-univers évoqué, et dépassée surtout par une émotion, humaine, trop humaine, celle de graines d’espoir plantées en ce fumier où rien ne semble pousser hormis les sempiternelles lentilles, l’espoir comme un manifeste artistique vital, démenti toujours par les événements et les éléments, et persistant envers et contre tout. Jusqu’au bout, jusqu’à l’os.
Quand un monde est inhabitable, on le change, ou on en change. Adieu ! Il me reste une main pour écrire, un pied pour marcher. (…) Et je garde, excusez-moi, en dépit de tout, une espérance dont vous n’avez pas idée.
Talk to the cat