La Princesse sous Verre
Conte pour Catherine Pozzi
Auteur : Jean Lorrain
Editeur : Librairie Elisabeth Brunet
Année : février 2006 ; première publication en décembre 1895, dans La Revue Illustrée
Illustrateur : André Cahard
Que les choses soient claires : si le présent espace, tiré de son sommeil de Belle au Bois Dormant, se rend coupable d’abriter ce soir un article de plus, la faute en revient, ultimement, à l’hiver. De fait, tandis que la maîtresse des lieux courait le long de ses lignes de fuite à un rythme où le tic-tac aiguillant de l’horloge se conjuguait au staccato obsédant du train lancé sur ses traverses, un souffle de vent frais le long de l’échine lui rappela soudain que Samhain et le 7 novembre avaient marqué le temps d’une autre cadence pour le monde.
L’on ralentit donc, cherchant dans l’air, moustaches dressées, les promesses de la brume et les prémices du givre. Et l’on fila vers le foyer, sans cheminée ni veillées au feu, malheureusement ; à défaut, on se tourna vers la lueur glaciale de l’ordinateur, pour remplacer dans le lecteur le « No Time to Cry » des Sisters of Mercy par de plus hiverniennes musiques. Et Collection d’Arnell-Andrea étendit sur la demeure l’emprise de ses voix lancinantes, sa poésie mélancolique, la chape de glace de ses eaux gelées, de ses eaux-fortes et méandres.
Ce qu’il advint alors, ce fut un nouveau cas de possession, puis d’invocation, par la musique. Rien de moins.
Pris dans les mélodies puissantes, leurs tonalités froides et les pâles teintes des tableaux qu’elles évoquent, l’esprit glissa doucement hors du temps, le long de visions de paysages enneigés pour l’éternité. De ces rêveries impressionnistes, une image finit par s’imposer irrésistiblement – une image, et un rythme, une sensation, même : celle d’une barque endeuillée descendant lentement le fil d’un fleuve engourdi, sous un ciel gris.
Ainsi l’hiver et sa musique convoquèrent-ils l’esprit de Jean Lorrain, et de ses princesses – merveilleuses fleurs ivoirines de ces « contes brumeux, trempés de lune et de pluie, semés de flocons de neige » que l’écrivain associait déjà, dans la préface de son fameux recueil, aux « ciels mouillés de décembre ».
De toute cette galerie de Princesses d’ivoire et d’ivresse que constitue l’ouvrage, l’une en particulier se détacha, échappée, comme de juste, des « Contes de givre et de sommeil » : Bertrade la pâle, la délicate Princesse sous Verre…
A l’instar de la mystérieuse endormie dont il relate l’histoire, ce conte fin-de-siècle se donne à contempler sous un superbe écrin, celui d’une édition reproduisant la publication d’époque, et les gravures alors réalisées par André Achard. Tourner dans un crissement le calque qui recouvre le récit comme un écran de frimas, vers ces pages aux couleurs d’automne, ornées de mélancoliques frises végétales, c’est s’imprégner du parfum léthargique d’une fleur délétère, se laisser gagner par la torpeur d’un pays où le temps a atteint le paroxysme du ralenti : femmes fragiles comme des fleurs, et aussi vite fanées, atmosphère feutrée des cathédrales, paysages désolés abritant leurs mornes cours, cercueils de verre et reflets de glace, processions solennelles ou barques funèbres dérivant en de lentes errances, tout évoque bien le sommeil et le givre, comme un charme jeté sur le monde – rompu uniquement en un moment d’égarement, par la violence d’un prince noir profanant le cercueil de la belle enchâssée, par la couleur du sang versé, sacrilège dans cet univers de teintes pâles. Sous la chape de temps gourd, y a-t-il un espoir possible alors pour le réveil, la rédemption, le renouveau ?
Le lecteur en tout cas n’en souhaite rien. L’esprit tout embrumé d’une atmosphère de merveilleux et de suranné, on se sent comme l’envie de partager le sort d’une Ophélie, de se laisser couler et dériver sans fin le long de ce fleuve opiacé que forment les mots délicieux de Jean Lorrain…
Le Fil d’Ariane
- Le site de la librairie Elisabeth Brunet, à Rouen, avec présentation de leurs alléchantes publications
- Présentation complète de cette édition sur Decitre
- Pour en savoir plus sur Jean Lorrain…
- Pour découvrir plus de Princesses d’ivoire et d’ivresse (j’aurai certainement l’occasion de revenir sur cette édition présentée par Francis Lacassin…)
- Et, au passage : le site de Collection d’Arnell-Andrea, et du label Prikosnovenie qui distribue actuellement leur musique
Splendide… je vais aller fouiner pour trouver une telle rêverie… Et le temps s’y prête :-)
J’aimeJ’aime
Oui :) Un Will de notre connaissance disait y a pas longtemps que c’est fou comme certains livres incitent à recréer une ambiance particulière à la lecture, et le conte de Lorrain en est un, clairement, pour moi…
(Je ne sais pas s’il est facile à dénicher, en revanche. C’était une heureuse trouvaille d’un Salon du Livre ^_^)
J’aimeJ’aime
Oui tout à fait ^^, Poe a toujours fait un effet très fort sur moi, question ambiance. Bon, et plein d’autres :-)
…et, non je n’ai pas réussi à le trouver en librairie hier, nouvelle tentative bientôt, et sinon, commande, et voilou :)
J’aimeJ’aime
Quelle belle façon de parler de ce conte. J’ai adoré Princesses d’Ivoire et d’Ivresse, et celui-ci tout particulièrement!
J’aimeJ’aime
Amusant. Quand j’ai débarqué sur ton blog et vu l’illustration de couverture avec le pont et le chemin bordé d’arbres je me suis dit: mmmhh, ca fait très collection d’arnell andréa tout ça. Résultat, ton dernier billet parle de leur dernier album ^_^
J’aimeJ’aime
J’avoue que la photographie d’en-tête faisait partie du thème WP que j’ai sélectionné, mais à défaut d’être personnelle, on y retrouve effectivement une ambiance qui me touche, comme dans la musique de CDAA, ou les contes de Lorrain :-)
(Btw… ton pseudo m’évoque quelque chose : coïncidence, ou se serait-on déjà croisés ailleurs ? Sinon, welcome :))
J’aimeJ’aime
Tu nous promènes – de très belle manière – entre l’esprit de la littérature fin de siècle et la belle âme sombre d’une musique fin de siècle… Nous ne parlons pas du même siècle, mais les fins ont des ressemblances…
J’aimeJ’aime
D’autant que CDAA établit déjà un pont entre ces deux époques, chaque track d’Exposition s’inspirant d’une peinture du dix-neuvième siècle (Böcklin, Caspar David Friedrich, …) – une autre dimension ajoutée à cette petite promenade / rêverie / dérive… ;-)
J’aimeJ’aime